Par Philippe Lamberts, député européen Écolo, Magali Plovie, députée bruxelloise Écolo, Laurence Hennuy, députée fédérale Écolo.

Soumettre le secteur de la santé aux lois du marché peut s’avérer mortel. C’est en substance ce que pointe le dernier rapport de l’ONG Corporate Europe Observatory : la marchandisation et la privatisation croissantes dans le domaine des soins de santé et des maisons de repos ont affecté la capacité de nombreux États membres de l’Union européenne à faire face à la pandémie. En cause, outre les choix politiques nationaux, les pressions exercées par les politiques européennes et l’influence des lobbies du secteur. Et si le modèle belge résiste relativement bien, les menaces qui le guettent n’en sont pas moins inquiétantes. L’occasion pour nous de rappeler que la santé ne peut être traitée comme une marchandise, et ses travailleuses et travailleurs non plus.

La marchandisation rampante de la santé

Si les systèmes de soins de santé varient d’un pays à l’autre de l’UE, ils ont pour la plupart subi, à des degrés divers, une vague de marchandisation soutenue par un triple processus de libéralisation (ouverture à la concurrence), de privatisation (partielle) et de dérégulation. Bien que la santé est une compétence nationale (l’UE n’y a qu’un rôle de soutien et de coordination), le secteur a ainsi partiellement et progressivement été soumis aux règles européennes de concurrence du marché intérieur, par exemple pour permettre l’accès aux services de soin par des travailleurs issus d’un autre pays de l’UE ou pour assurer la libre circulation des médicaments.

Les dépenses consacrées aux soins de santé représentent en moyenne 8% du PIB des États membres de l’UE : un réservoir de milliards d’euros qui attise l’intérêt des grands groupes pharmaceutiques, de l’industrie des soins de santé comme les maisons de repos et les laboratoires privés, mais aussi des fonds d’investissement. Le vieillissement de la population et le développement des maladies chroniques ne sont pas considérés comme des problèmes de santé publique mais comme un potentiel de croissance du secteur !

La marchandisation de la santé est aussi le fruit de « réformes structurelles », basées sur les dogmes de l’efficience et de la viabilité financière des services publics, recommandées par la Commission européenne. Ces réformes ont entrainé la croissance de la sous-traitance, des partenariats public-privé, du « new public management » (une gestion publique basée sur la culture du résultat) et les ventes d’hôpitaux publics à des opérateurs privés. Les privatisations ont également augmenté durant la dernière décennie alors que les mesures austéritaires reléguaient la santé au rang de variable d’ajustement budgétaire ou de monnaie d’échange en contrepartie de prêts de la Banque centrale européenne, au Portugal et en Grèce par exemple.

Il faut en outre souligner le rôle d’influence joué par le lobby des hôpitaux privés sur le processus décisionnel de l’UE, répétant à l’envi son efficience soi-disant supérieure – une assertion non vérifiée – et vantant l’avantage des partenariats publics-privés, pourtant marqués par de nombreuses défaillances à l’échelle européenne.

Des conditions précaires aux conséquences mortelles

Les effets délétères de l’austérité couplée à la privatisation des soins de santé sont nombreux : salaires précaires, personnel insuffisant, charge de travail et stress supplémentaires, formations raccourcies, matériel de protection manquant… la liste est longue. Les infirmiers espagnols du secteur privé doivent ainsi s’occuper de 5 fois plus de patients que leurs homologues du public pour un salaire de 20 à 25% moindre. Ces conditions de travail déliquescentes affectent la qualité des soins et entrainent une perte de sens, à tel point qu’en France 30% des jeunes diplômés abandonnent la profession d’infirmier dans les 5 ans et qu’en Belgique un infirmier sur 10 envisage de quitter la profession.

En outre, le secteur privé a tendance à investir davantage dans les segments les plus profitables du marché (« cherry picking »), privilégiant les patients à moindres risques et à gros portefeuilles, délaissant ainsi notamment les unités de soins intensifs et les urgences aux structures publiques.

Avec l’arrivée de la pandémie, ces tendances ont eu des conséquences parfois dramatiques. Une étude du Pnud basée sur 147 pays montre ainsi qu’une capacité hospitalière supérieure (en nombre de lits pour 1000 personnes) a un impact significatif sur la réduction de la mortalité due au Covid-19 tandis qu’une plus grande privatisation entraine des taux de prévalence et de mortalité plus élevés. Or, si l’on prend le cas italien par exemple, le nombre total de lits de soins aigus (y compris intensifs) a drastiquement baissé depuis 1990 et en particulier de 13% entre 2010 et 2015, suite aux réformes exigées par la BCE. À cela s’ajoutent les effets du « cherry picking », le nombre insuffisant de lits en soins intensifs du privé ayant laissé un secteur public exsangue gérer le gros de la crise et accéléré la propagation du virus, comme en Lombardie, pourtant plus riche région d’Italie.

La Belgique également concernée

La Belgique n’a pas été épargnée par la pandémie mais elle est relativement moins affectée par la commercialisation des soins, forte d’un régime de sécurité sociale développé et de contre-pouvoirs performants. Elle a également une particularité : les hôpitaux y sont soit publics soit privés mais avec un statut excluant le but lucratif, et sont l’un et l’autre soutenus par la collectivité.

Néanmoins, la Belgique aussi paye le prix de l’austérité budgétaire et connaît le développement d’une médecine à deux vitesses : développement d’assurances privées, pénurie de personnel soignant, externalisation des soins, augmentation du nombre de médecins non conventionnés dans les soins ambulatoires, suppléments d’honoraires indécents… tout cela, alors que 4 personnes sur 10 disent renoncer à des soins pour raisons financières.

Dans le secteur des maisons de repos, par exemple, privatisation et mise en concurrence ont entrainé l’essor de grosses structures commerciales cotées en bourse comme Orpéa. Et là encore, l’impératif de rentabilité pèse sur les conditions de travail et la qualité de vie des résidents. Amnesty International pointe d’ailleurs les manquements structurels du secteur pour leur impact sur les droits humains des résidents durant la première vague. Mais la privatisation entraine aussi une hausse des prix de l’hébergement, alors qu’une majorité de résidents n’a pas les moyens de financer sa prise en charge. Et lorsqu’un résident bénéficie du CPAS ou de la Grapa, in fine c’est la collectivité qui rétribue les actionnaires de ces groupes.

S’immuniser contre le marché

La santé n’est pas une marchandise et encore moins un bien de luxe. C’est un droit fondamental qui doit être garanti à toutes et tous. L’impératif de prévention face aux pandémies implique de dépenser de l’argent dans l’espoir qu’il ne sera pas nécessaire, une logique précisément contraire aux exigences de rentabilité. Qui de mieux, dès lors, que le service public pour assurer la continuité, la disponibilité et l’accessibilité des soins ?

Avec son programme EU4Health, la Commission veut à présent renforcer la coordination et la prévention face aux menaces sanitaires, et soutenir la résilience et l’accessibilité des systèmes de soins. En Belgique, le gouvernement Vivaldi devra tenir ses engagements en réformant le système de soins et en augmentant son financement pour qu’il garantisse des soins de qualité accessibles à tou.te.s. Pour immuniser notre santé contre les lois du marché, il faudra que ces ambitions nationale et européenne visent à tout le moins un triple objectif: amélioration des conditions de travail, recrutement de personnel supplémentaire et revalorisation salariale du personnel soignant. Car si la santé a un coût, elle n’a pas de prix.